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Un fragment minuscule de la substance issue de la ville souterraine franchit l’espace entre Mars et la Terre. La porte fut détruite mais elle avait rempli sa fonction. Sur Terre, les expériences furent longues mais décisives. Les laboratoires réussirent à reproduire le matériau en quantité importante. Les historiens estimèrent par la suite qu’il aurait fallu plusieurs dizaines d’années de recherches pour parvenir au même résultat.
Une nuée de savants se rua sur la ville souterraine dès que le secret fut levé par étapes successives. Ils la cartographièrent dans toute son étendue mais ils n’explorèrent pas tout de suite les tubes qui partaient de la ville et qui rejoignaient peut-être d’autres cités. Ils découvrirent des artefacts en nombre limité mais peu d’indications sur l’ancienneté ou les caractéristiques de la race qui avait vécu là, un temps. Il n’y avait aucune chance qu’elle se fût éteinte sur place. Elle avait dû quitter Mars en une migration gigantesque, comme elle y était venue, car il était presque certain qu’elle n’était pas d’origine martienne. Elle avait pris un soin considérable pour cacher sa présence. Malgré leur taille gigantesque, les installations étaient presque indétectables de l’extérieur. Cela donna à réfléchir aux chercheurs. Une espèce ne se cache pas sans raisons.
C’étaient là des questions pour les xénologues, les archéologues et les philosophes. Des questions essentielles et qui changeraient la couleur de l’espace aux yeux mêmes des humains.
Mais l’humanité dans son ensemble se posait un problème plus immédiat. Qu’adviendrait-il de Mars ?
Le groupe d’ingénieurs désormais attaché à la personne de Beyle avait adjoint au coffre dans lequel il reposait des roues et des membres mécaniques. Il pouvait se déplacer dans ses appartements et contrôler l’évolution de la situation.
Lorsque Hien Li vint lui annoncer le plein succès au projet « porte dans l’espace », Beyle demeura longtemps silencieux. Le petit homme jaune, qui était l’un des meilleurs physiciens de sa génération, ne rompit pas ce silence. Son visage demeurait impénétrable mais sa compassion était sincère. Il éprouvait depuis longtemps une profonde amitié pour Beyle. Elle devenait de la vénération.
— Alors, c’est arrivé, Hien ? dit Beyle. Une porte est ouverte entre la Terre et Mars. Un trou de ver. Rien de plus. Mais des mondes et des étoiles passeront par le chas de cette aiguille.
Le physicien hocha la tête.
— Écoute, dit Beyle. Je veux revoir la Terre. Je sais que je ne supporterai pas un voyage en fusée, du moins pour l’instant. Peut-être ne le pourrai-je jamais plus. Mais je veux regagner la Terre. Envoie-moi sur Terre par cette porte.
Hien Li se tourna vers Archim qui assistait à l’entretien et le regarda longuement. Il osa enfin affronter le regard effrayant de Beyle.
— Je crains que cela ne soit pas possible, dit-il. Il y a des obstacles théoriques. Nous pouvons transmettre de l’énergie ou des éléments mais peu ou pas d’informations. Une image tout au plus au moyen des tachyons avec lesquels la porte nous permet enfin d’interférer, et c’est déjà un exploit. La description complète d’un objet doit être fournie à la porte de destination par une autre voie, à l’incertitude quantique près. Les corps complexes sont altérés ou dégradés. Nous avons essayé de transmettre de petits animaux cryogénisés, pour voir. Ils étaient tous morts à l’arrivée. La plupart n’étaient même pas reconnaissables. Plus tard, peut-être… Encore que les obstacles théoriques soient redoutables.
— Je comprends, dit Beyle, et je sais. Mais je voulais t’entendre dire ce que tu as tenté parce que je sais pourquoi tu l’as fait. (Puis il ajouta à voix très basse :) Cela vaudrait peut-être mieux. N’est-ce pas, Archim ?
Archim demeura silencieux et Hien Li ne répondit rien. Ses yeux tristes détaillaient l’espèce de cercueil dans lequel se trouvait allongé le corps de Georges Beyle. Il avait lui-même travaillé avec une sorte de rage à certains des systèmes cybernétiques qui assuraient la survie de Beyle.
— Ainsi nous avons gagné, dit enfin Beyle. (Il émit ce curieux bruit qui lui tenait désormais lieu de rire.) Est-ce que la nouvelle est officielle sur Terre ?
Il ne se tenait plus au courant des événements que de façon intermittente. Il demeurait silencieux la plupart du temps, réfléchissant peut-être. Il emplissait de notes codées les banques de données. Les codes s’étaient révélés jusque-là impénétrables. Archim avait hésité à donner l’ordre de tenter de les percer puis il avait cédé quand Andrews lui avait fait valoir, non sans hypocrisie, que ces notes pouvaient contenir le moyen d’aider Beyle ou encore des connaissances considérables qui risquaient de disparaître avec lui. Mais aucun système expert n’y était parvenu. Ou n’avait voulu réussir. Beyle entretenait de plus en plus avec les machines des relations inédites. Il était lui-même plus qu’à moitié une machine. Archim se disait qu’ils avaient fabriqué là, sans en avoir l’intention, quelque chose d’effrayant.
Gena, avec qui Beyle s’entretenait le plus volontiers, laissait entendre – lorsqu’elle consentait à rapporter quelque chose de ces conversations – que les réflexions de Beyle avaient pris un tour qui n’avait plus rien d’humain. Il se souciait, disait-elle, de l’avenir de l’humanité avec une lucidité terrifiante. Il annonçait calmement des choses effrayantes pour les millénaires à venir. Il formait des projets en apparence insensés. Mais il y avait, disait Gena, dans ce qu’il disait, comme l’étincelle d’un génie libéré. Georges Beyle se trouvait désormais hors du monde des hommes. Il avait pénétré dans un autre univers conceptuel et temporel.
Nous ferions peut-être mieux, pensait Archim, de débrancher les appareils et de le laisser mourir. Tant que c’est encore possible. Si c’est encore possible. Nous avons créé un monstre. Un sphinx. Un tyran potentiel.
Mais il ne se sentait pas capable de le faire. Peut-être était-il retenu par un reste d’amitié, de pitié. Ou peut-être avait-il simplement peur. Peur de la réaction de Beyle. De celle des ingénieurs qui entouraient et protégeaient Beyle et qui se comportaient de plus en plus comme des prêtres. Et peur de l’Extérieur. Contre ce qui avait menacé les habitants disparus de la ville souterraine, les stratégies étranges de Georges Beyle seraient peut-être un jour leur seul recours.
Il s’arracha à ses réflexions avec un effort.
— Eh bien, Archim ? dit Beyle qui n’avait pas cessé de le scruter.
— Non, dit Archim. Andrews a préféré tenir la chose secrète pour le moment. Son idée est que vous devez l’annoncer vous-même à l’humanité. Il estime que cela mettra fin à toute opposition du côté au gouvernement. Mais la porte, les portes plutôt, ont déjà commencé de fonctionner. L’oxygène coule à flots de la Terre vers Mars.
Andrews, pensait Archim. Il a compris ce que représente Beyle désormais. Si Beyle devient un dieu, il tient à être son prophète, son grand prêtre. Beyle lui ouvre toutes grandes les portes de l’avenir. Nous devrions le tuer maintenant. Mais nous ne le ferons pas. Il est déjà trop tard.
— C’est bien, dit Beyle. J’annoncerai moi-même la grande découverte. J’ai une idée à ce sujet. Et quant à vous, Archim, vous avez hésité trop longtemps. Seriez-vous jaloux de ma position ? Mais je puis vous assurer que vous n’aurez rien à regretter.
Il fit à nouveau entendre son rire singulier.
— Voici quelles sont mes intentions, dit-il enfin à Hien et à Archim.